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CHAPITRE I

 

Assis sur un banc, le dos tourné à la mer, il attendait.

Parfois, une larme se formait, à peine visible, suffisante toutefois pour humidifier l’œil.

Un seul dessein, un seul espoir l’envahissait : attirer l’attention d’une et d’une seule personne, mais laquelle ?

Après chaque rencontre il entamait une autocritique qui lui permettait de s’imprégner davantage encore de son personnage, oubliant sa propre personnalité, pour devenir l’autre. Le même constat d’échec le poussait à s’interroger, chaque fois, sur les motifs qui l’avaient engendré et à rechercher un nouveau comportement, un autre regard.

Les interrogations fusaient, mais les solutions n’apparaissaient pas. Les échecs lui paraissaient de plus en plus cuisants et il commençait sérieusement à se demander pourquoi il n’arrivait pas à se faire aborder. Il n’était pas naïf au point de croire que ce serait facile, à une époque où l’indifférence était devenue le mal du siècle, mais il lui était difficile d’imaginer que tous en étaient victimes. Il se sentait invisible, ou au mieux, réduit à un rôle de statue que certains apercevaient, sans toutefois y prêter la moindre attention. Il n’avait pas le recul suffisant pour comprendre si ce sentiment d’isolement n’était qu’une impression engendrée par la lassitude, ou au contraire, de la lucidité. S’il n’avait pas été seul, il aurait pu en discuter, avoir une autre vision, une autre impression, mais il était seul. Ce n’était pas le moment de laisser place au découragement, il se devait de réussir, c’était son défi, le défi de sa vie. Il devait arriver à ses fins, coûte que coûte. L’échec lui serait intolérable. Il se le devait et il le devait également à sa famille.

Il décida donc de changer radicalement sa technique d’approche : puisque ceux qu’il attendait ne venaient pas à lui, c’est lui qui irait à eux. Il n’envisagea pourtant pas de changer de lieu. Il avait la chance de se trouver sur ce qu’il considérait être la plus belle avenue du monde. Cette large promenade qui longeait la côte, garnie de pins et de palmiers, où les parterres fleuris apportaient toutes les couleurs qui manquaient à la mer et au ciel, où les palaces se dressaient fièrement pour admirer les nombreux yachts qui se miraient dans une eau aussi limpide que bleue, l’attirait tout particulièrement. Il savait que ce site enchanteur lui serait utile par la suite, pour remplir ce dessein qu’il nourrissait depuis si longtemps déjà.

Le lendemain, il resta donc fidèle à cette merveilleuse ville de Cannes qu’il affectionnait particulièrement. En se plaçant à l’autre bout de la Croisette, il espérait changer de faune ; il le fallait, car maintenant il ne se laissait plus aborder de manière passive, mais il choisissait lui-même sa proie avec beaucoup de discernement. L’idée qu’il puisse s’attaquer à une autre personne qu’une femme ne l’effleurait même pas, bien qu’il n’eût aucun a priori. Certes, il aurait aimé qu’elle soit autochtone, mais ce n’était qu’un vÅ“u, afin que la suite se déroulât plus simplement.

Il vit arriver sa proie de très loin. Elle avait environ soixante-dix ans, mais marchait d’un pas relativement alerte, le regard baissé, comme pour s’assurer de la propreté du sol avant de poser délicatement chaque pas. La raie décalée donnait du volume à la partie droite de sa chevelure. De l’autre côté, une natte avait été plaquée le long de la tête, donnant un aspect asymétrique, qui lui seyait si bien qu’on eut pu lui donner dix années de moins. Son teint clair et pâle laissait poindre une certaine mélancolie. Elle ne s’intéressait nullement au paysage, ce qui, ajouté aux souliers à talon haut parfaitement cirés et au sac à main assorti, trahissait sa condition de Cannoise bourgeoise. Une jupe noire, classique, lui recouvrait les genoux, sans toutefois dissimuler les jambes que les années avaient épargnées. Le manteau de fourrure, en renard argenté, très tendance sans doute dans les années soixante, le conforta dans l’idée qu’il ne pouvait s’agir d’une personne riche, comme celles qui garnissaient les palaces de la région.

Il en était convaincu, c’était la victime idéale. Tout en se le répétant, il s’était plongé dans son personnage et quand elle se présenta devant lui, il en était complètement imbibé.

       - Pardon Madame, je…

Elle avait sursauté, fait un écart, qui avait failli lui faire perdre l’équilibre, puis, accéléré le pas. Il lui avait fait peur. Les jeunes font peur aux vieux. Les jeunes ont toujours fait peur aux vieux.

Il était pourtant correctement vêtu, d’un jean propre de bonne qualité, un pull ras du cou en cachemire à maille torsadée et un blouson de cuir. Il aurait pu être le petit-fils de la vieille, mais les petits-fils des vieilles n’étaient pas des jeunes, ils étaient les enfants de leurs enfants, elles n’en avaient pas peur.

Il lui faudrait recommencer, encore et encore. Il se sentait ridicule. Il prit conscience que c’était une erreur de s’adresser à une personne âgée, une femme de surcroît. Les vieux transportent dans leur sac et leurs poches une fortune accumulée honnêtement durant des années de labeur, qu’ils ont peur de perdre et ils savent que les jeunes ne sont là que pour leur prendre. D’ailleurs, s’ils étaient honnêtes, ne seraient-ils pas au travail ? Les jeunes honnêtes, on les rencontre le soir ou le samedi dans les grands magasins. Ils sont toujours pressés et achètent n’importe quoi. Les vieux ne sont pas pressés, mais ils ont le droit de passer avant les jeunes, parce qu’ils sont vieux.

Il n’aimait pas les vieux. Sans doute cela venait-il du fait que dans sa famille, personne n’avait eu la chance de le devenir. Ordinairement, quand il voyait une personne âgée dans la rue, il pensait toujours à sa mère à qui le destin avait volé de trop nombreuses années. Il en voulait alors à la terre entière et surtout aux personnes âgées. Il décida qu’il ne s’attaquerait plus à elles, qu’elles ne le méritaient pas.

Il ne se passa pas trente minutes avant qu’il ne trouvât une nouvelle proie. D’une quinzaine d’années plus jeune que la précédente, il pensa qu’elle serait sans doute plus abordable. A cinquante ans passés, elle aurait pu être sa mère, semblait honnête et gentille, compréhensive même. C’était le moment d’y aller, elle n’était plus qu’à quelques mètres de lui.

Il s’avança lentement, les yeux humides et agrandis par tout ce qu’il découvrait autour de lui, semblable à un petit sorti trop tôt du nid. Ses yeux s’humidifièrent davantage encore quand il dit d’une voix toute tremblante :

       - Pardon Madame, je…

Elle s’était arrêtée, c’était enfin gagné ! Elle paraissait encore plus gentille de près. Elle écoutait, ne demandait qu’à écouter. Ses grands yeux marron l’accueillaient et il se dégageait de son expression un sentiment de bonté tel, qu’il ne sut plus, pendant un instant, ce qu’il devait dire ou faire, ce qui donna encore plus de vraisemblance à son rôle. Moins distinguée, certes, que la précédente, elle semblait sortir d’un catalogue de la redoute, avec sa veste rouge entrouverte, qui laissait apparaître une chaîne en or, à laquelle était accroché un camée. La malice brillait dans ses yeux et donnait à son visage d’enfant un aspect avenant. Son front étroit était en harmonie avec son nez en trompette et ses lèvres souriantes. Seul, son menton fuyant aurait pu lui donner une allure revêche, s’il n’avait eu les autres parties du visage contre lui. Elle lui plaisait cette dame. Il était heureux de partager avec elle un moment de son existence, car maintenant, il en était convaincu, il passerait avec elle quelques heures, un jour, plusieurs peut-être, pourquoi pas ?

Ce qu’il devait dire à cet instant, il l’avait répété cent fois, mille fois, mais il venait de tout oublier. Il lui fallait improviser. Les yeux de la dame étaient si doux, si bons qu’il n’en ressentît aucune crainte.

       - Pouvez-vous m’aider, Madame, s’il vous plaît ?

A peine eut-il prononcé ces mots, que la dame mit la main à son sac, prête à l’ouvrir. En guise de protestation, il leva la sienne. Elle avait de magnifiques cheveux châtains couverts de reflets. Il pensa alors qu’elle devait se faire des teintures, mais ce n’était vraiment pas l’instant de penser à des choses aussi terre à terre.

Tout en levant la main, il avait redressé la tête, qu’il laissait maintenant retomber, plein d’humilité et de respect devant cette personne qui, à n’en point douter, le méritait. Il remarqua alors que les souliers de son interlocutrice étaient quelque peu souillés de terre, mais n’en tira aucune conclusion.

       - Excusez-moi, dit la dame en rougissant.

Elle était visiblement confuse d’avoir pris ce monsieur pour un mendiant. Elle n’avait pas remarqué qu’il était tout à fait bien habillé et que rien dans sa tenue ne pouvait laisser penser qu’il vivait dans la rue. Il semblait en bonne santé et ne pas souffrir de la faim. A dire vrai il ressemblait plutôt à un jeune cadre avec toutefois quelque chose d’étrange qu’elle n’arrivait pas à définir.

Oui, il avait quelque chose d’étrange, ce garçon : les yeux. Ils étaient anormalement humides, inquiets. C’était un jeune cadre qui venait de perdre son emploi. Il avait une famille à nourrir, comme en témoignait son alliance et ne voulait pas demander la charité. Voilà, il ne voulait pas me demander la charité, se dit-elle, sans doute quelque besogne, quelques petits travaux afin de nourrir sa famille.

Se rendant compte de son impair, la brave dame fut pénétrée par une bouffée de chaleur au niveau de son visage. Se sentant rougir, elle rougit encore plus. Ses oreilles, devenues écarlates, ternissaient les reflets roux de sa chevelure.

       - Ce n’est pas de cela dont j’ai besoin, dit-il.

Elle tenait absolument à éviter toute nouvelle méprise, toute nouvelle blessure. Elle feignit de ne rien avoir deviné, cherchant déjà quel petit travail elle pourrait lui donner. Elle ne disposait que d’une modeste pension depuis la mort de son mari, mais elle ne laisserait pas tomber ce garçon, qui pourrait être son fils. Elle fut stupéfaite, elle qui pensait avoir tout deviné, quand il ajouta :

- Madame, je n’ai pas de papiers et je ne sais plus. Je ne sais plus qui je suis, je ne sais plus quoi faire, ni où aller. Je ne me souviens plus de rien. Madame, il faut m’aider !

Il dit cela lentement, faisant mine de chercher ses mots, il avait bien eu le temps de préparer son rôle.

La brave dame, écarlate quelques minutes plus tôt, devint blanche. Elle ne comprenait pas. Un amnésique ? Elle se sentit, d’un coup, complètement dépassée par les événements. Le problème n’était pas de sa compétence. Elle avait porté la main devant sa bouche comme pour l’empêcher d’entendre un « mon Dieu Â» qu’elle n’avait même pas prononcé. Elle ne voyait pas ce qu’elle pouvait faire, car c’était évident, elle ne pouvait rien faire.

Il aurait voulu lui souffler la solution : "mais emmène-moi donc chez toi, tu verras après," mais il ne le pouvait pas. La pauvre dame cherchait désespérément qui pourrait l’aider, qui pourrait les aider, car le problème du quidam, qu’elle ne pouvait abandonner, était devenu le sien.

Il y avait du monde sur la Croisette en ce mardi vingt-quatre janvier, malgré la morte-saison, si toutefois on pouvait parler de morte-saison à Cannes. Des congressistes, des touristes, mais aussi des retraités, quelques autochtones sans doute, bref, du monde, même si ce n’était pas la foule du week-end. De temps en temps, ils étaient, l’un ou l’autre, bousculés par des promeneurs, qui n’avaient pas remarqué ces deux personnes arrêtées en plein milieu du passage. Les parterres avaient revêtu leur parure d’hiver, grâce à la complicité de bruyères et de cyclamens, qui toisaient les pâquerettes pouponnettes boules ou variées, échappées des jardins de curés. Le ciel bleu contrastait avec le vert des palmiers et des pins. La plage était quasi déserte et formait une oasis dans cette ville tumultueuse au trafic intense. De la ville, se dégageait une sorte de bruit de fond, puissant et inaudible à la fois, duquel se détachaient parfois le vacarme d’une moto, l’avertisseur d’une automobile ou comme à l’instant, la sirène d’une voiture de police.

Une lueur apparut alors dans les yeux de notre quinquagénaire. Elle venait enfin de comprendre ce qui pourrait sauver ce malheureux et s’empressa de lui dire. Comme transportée par une onde venue de nulle part, la pâleur de la dame envahit bientôt le jeune homme.

Il avait pourtant eu le temps d’y réfléchir, mais à aucun moment, il n’avait même imaginé que la police pouvait être une réponse. Il comprit alors qu’il s’était fourré dans un véritable guêpier. Cependant, il fallait bien l’admettre, la brave dame avait raison, la réaction n’était que par trop évidente, c’était, en ville, le meilleur endroit pour conduire une personne égarée.

- Vous voyez, jeune homme, vous avez un poste de police là, en face.

Elle lui donna cette indication d’une voix tout enjouée. Elle était heureuse, satisfaite d’avoir trouvé une solution et une bonne solution. Elle n’avait rien à faire, rien d’autre que ce qu’elle avait déjà fait : pointer l’index en direction de cette bâtisse à la façade austère sur laquelle étaient inscrits ces simples mots :

« Police nationale Â»  .

Elle n’avait même pas besoin de l’accompagner, même pas besoin de s’écarter de son chemin et pourtant, quel service elle lui rendait ! Lui, de son côté, ne l’appréciait guère pourtant, mais elle ne s’en aperçut pas. Complètement déstabilisé, il ne savait comment se comporter. Ses jambes tremblaient, elles allaient le lâcher.

« Fais quelque chose, dis quelque chose Â», criait une voix intérieure.

- Merci Madame, vous me sauvez.

Le manque de conviction dans son propos ne heurta pas la dame, qui le regarda partir en souriant. Elle avait été formidable et se réjouissait déjà de ce qu’elle aurait à raconter, pour une fois, à ses petits-enfants aux prochaines vacances. Il s’était enfin passé quelque chose dans sa vie et elle comptait bien mettre en valeur l’événement.

Il ne lui dit même pas au revoir, il n’y pensa pas. Il n’avait qu’une idée en tête, s’échapper sans perdre la face. La bienfaitrice n’eut pas le temps d’ajouter quoi que ce soit. Déjà, il traversait la voie qui séparait la promenade du poste de police.

Elle le vit s’éloigner, lentement, en direction de l’endroit qu’elle lui avait désigné, quelques instants plus tôt, tel un animal se dirigeant vers l’abattoir. Elle ne fut pas surprise de son attitude. Un amnésique, vous pensez, il ne pouvait avoir des réactions normales !

Lui n’osait se retourner. L’impression désagréable d’être fixé du regard l’envahissait et lui pesait. Elle le regardait, sans nul doute, mais c’était lui qui la voyait, devant, derrière, sur le côté. Elle le regardait droit dans les yeux et c’était sur lui que l’index était pointé, comme pour l’empêcher de s’écarter d’un millimètre de son chemin.

Il avait honte, ce doigt dirigé sur lui le jugeait, lui qui avait abusé de la crédulité d’une honnête personne qui était prête à tout pour lui. Il se dégoûtait et se mit à courir, encore et encore, de plus en plus vite, ne pensant plus qu’à s’éloigner de cette femme, qu’il espérait bien ne plus jamais revoir.

La brave dame continua sa promenade, après avoir légèrement bombé le torse. Elle avait la certitude d’être devenue une personnalité importante de la Croisette, même si, de nature humble, elle avait le triomphe modeste, sur cette promenade, qui accueillait, chaque année, un festival mondialement connu. Elle se contentait de sourire à cette foule qui la regardait. De temps en temps un enfant lançait « regarde, maman, c’est-elle ! Â». Les gens se bousculaient pour lui réclamer un autographe, mais en agitant la main, elle disait simplement « non non, je ne donne pas d’autographe, ce n’est pas grand-chose ce que j’ai fait, je vous assure, c’est tout naturel ! Â».

Perdue dans ses rêveries, elle ne se rendait pas compte qu’elle était effectivement l’objet de beaucoup de regards, attirés par les divagations de cette pauvre femme, qui parlait seule, en gesticulant et semblait avoir totalement perdu la raison.

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